samedi 11 décembre 2010

Le Ta’zieh et Le Ruhozi Et le théâtre de Brecht ( Sadreddin Zahed )



(La Distanciation, la Parabole, l’Identification et l’Imitation, etc...)

Dans cet exposé, je n’aborde pas ni le théâtre de Brecht, ni les phénomènes issu de son théâtre comme la distanciation, la parabole, etc... et ni les ressemblances qu’on peut trouver dans sa mise en scène et ces théâtres iraniens, par exemple dans l’Antigone et sa manière d’éloignement des spectateurs du théâtre illusionniste (la présence de tous les comédiens sur la scène, le décor, la lumière et la manière éclairé la scène, etc...). J’aborde directement le théâtre Ta’zieh et ruhozi, et je laisse la comparaison aux auditeurs et à la discutions suivi de l’exposé.

L’Iran, pays d’ancienne culture religieuse et profane, est le seul pays islamique à posséder à la fois un théâtre rituel (le Ta’zieh qui signifie le deuil), que le comte de Gobineau, il y a plus de cent ans n’a pas hésité à mettre sur le même plan que les chefs-d’œuvre de la tragédie grecque, alors que c’est aux mystère liturgiques du Moyen Age qu’il faut le comparer...   Et un théâtre populaire (le Ruhozi ou Takht-e-Hozi qui signifie « tréteaux sur le bassin »), comédie improvisée, qui est équivalent de la commedia dell’arte.
Peter Brook dans son livre « Oublier le temps » en page 213 écrit «  Il y a en Iran deux grandes traditions théâtrales : le Ta’azieh, seule forme de mystère religieux produite par l’islam (?!) et le Ru’hozi, sorte de commedia dell’arte très vivante.     


Tous les thèmes de Ta’zieh (vâghé / événement) ont tiré de la bataille de Karbala qui a lieu il y a treize siècles auparavant, durant laquelle l’imam Hossein  petit-fils du prophète Mohammad et des siens ont été tué. Chaque année, dans des centaines de villages iraniens, et dans les grandes villes, des troupes d’acteurs, professionnels ou amateurs, rejouent les évènements de ces journées du mois de Moharam de l’an 680 qui virent la défaite de Hussein. Comment racheter mieux nos souffrances - et nos fautes - sinon en participant à la représentation des souffrances de l’imam Hussein à Karbala? Pour les Chiites, la tragédie de Karbala ne se résume pas à une banale lutte pour le pouvoir qui oppose Hussein le fils d’Ali, à Yazid le fils de Moawiya, pour la succession au califat. Ce qui est en jeu à Karbala, c’est le phénomène du bien contre le mal, l’histoire éternelle de la lutte des opprimés contre leurs oppresseurs, le droit à la révolte contre l’injustice et la souffrance. Quel paysan ou ouvrier ou petit peuple iranien ne serait pas sensible à ces thèmes ; aujourd’hui se débattant désespérément dans une crise économique aiguë ; hier apparemment frappé par une guerre qui a fait des centaines de milliers de victimes; avant-hier, opprimé par un régime dictatorial.


Le culte de Hossein, symbole des opprimés face aux tyrans depuis longtemps utilisé à des fins politiques. Le Ta’zieh servit à dénoncer l’autocratie Qâdjâr (révolution constitutionnelle/1906) et à mobiliser les foules contre le Shah (révolution de 1979). 
L’islam interdit la représentation de la figure humaine, prérogative du divin. Mais l’Iran ayant eu un théâtre à l’époque zoroastrienne, précédant l’islamisation de pays, a gardé malgré tout diverses formes de théâtre, dont le Ta’zieh est une des manifestations. Donc le Ta’zieh profondément enraciné dans les valeurs socioculturelles de l’Iran est un unique exemple de théâtre religieux dans le monde musulmane.
Hassan Gilani un des plus grands théologiens chiite, décréta « nous disons qu’il n’y a pas de raison d’interdire la représentation des Innocents et des êtres aux âmes pures. Quelquefois on dit que cela déshonore la sainteté de ces personnages religieux, mais ce n’est pas juste, car il n’y a pas d’identification réelle: il s’agit plutôt d’une imitation de la forme, de l’apparence et du costume simplement pour commémorer leurs malheurs”. 
L’argument fondamental, c’est qu’il n’y a pas  “identification réelle”: c’est sans doute le trait essentiel du Ta’zieh. Les acteurs ne sont pas des acteurs classiques, à l’occidentale, prétendant être les personnages qu’ils représentent : les acteurs du Ta’zieh sont porteurs de “signes”. L’acteur qui joue Hossein n’est pas un Imam ; celui qui joue Zeynab, sa sœur, ne prétend ni être Zeynab, ni être une femme ; peu importe que l’on distingue sa moustache à travers le voile qui recouvre son visage, et que sa voix soit la voix grave d’un homme,  plus que des “acteurs”, ce sont des “lecteurs”; et le fait - qui surprend les spectateurs étrangers - qu’un certain nombre d’acteurs tiennent à la main un papier sur lequel sont inscrits les vers qu’ils doivent déclamer contribue à accentuer cette distanciation.
Un acteur n’est jamais “mauvais”, au sens classique du terme, car il “porte” son rôle : s’il se trompe, s’il a égaré son texte, si le metteur en scène (Ta’zieh Gardan) doit intervenir, ce n’est pas grave : ce n’est pas son talent qui importe. Pendant une représentation, les acteurs boivent de l’eau, on leur apporte du thé. 

On raconte qu’au cours d’une représentation, un gendarme jouait le rôle d’un Lion : revêtu d’une peau de lion, il déambulait à quatre pattes sur la scène, quand, reconnaissant soudain son capitaine parmi les spectateurs, il s’est redressé sur ses deux pieds pour le saluer, avant de reprendre son rôle! Personne n’a ri.









Le Taizé, ce théâtre populaire iranien, représente sans doute la forme la plus achevée de ce théâtre que voulait réaliser Brecht, un théâtre où il y a séparation totale entre l’acteur et son rôle, le théâtre de la distanciation. Le théâtre de « Verfremdungseffekt ». Un théâtre que ses acteurs n’incarnent pas ses personnages ; ils les montrent en les tenant à distance. Les changements se font à vue et où il y a pleine d’adresse au public.
Le Ta’zieh se joue dans des lieux ouverts (Les places publiques) ou fermé (Les palais, les maisons privés) ou des lieux aménagés à ces événements (Le tekieh ou hosseynieh). Le Tekieh évoque une salle de théâtre ou d’opéra, mais la scène se trouve au centre, et tout autour de la scène court un espace circulaire plus ou moins vaste selon le Tekieh, où se déplacent les acteurs, des chevaux, moutons, et autres animaux requis pour les besoins de la mise en scène! Au Tekieh Dowlat (Le théâtre d’état) édifié en 1870 jusqu’au début du vingtième siècle ont organisé avec faste les Ta’ziehs avec des foules d’acteurs, des grandes cortèges, et l’ensemble musiciens. Les notables et les collectivités patronner les Ta’zieh.  





 
Le Ta’zieh est un drame religieux qui représente la mort des martyrs de l’islam. Le jeu est appelé Shabih khâni (chant d’imitation). Les comédiens, simples porteurs de rôles, substituent de leurs personnages, s’adressent surtout aux spectateurs qui complètent leurs actions. Tous les spectateurs iraniens connaissent par cœur tous les détails du drame de Karbala. Parfois, l’acteur jouant le rôle de Shemr, celui qui va mettre à mort Hossein, cesse de jouer pendant quelques instants, et s’adresse directement au public, lui disant: “C’est le moment de prier pour obtenir ce que vous souhaitez, pour faire pardonner vos péchés”.
Le Ta’zieh est fondé sur les récits de dévotions et composés pour la plupart par les compositeurs anonymes. Les thèmes de Ta’zieh se répartissent autour de l’événement de  Karbala, mais en abolissant les barrières du temps et de l’espace n’importe quel thème peut être rattaché à l’Evénement. Ces auteurs autour d’un fait historique relativement simple, ont su construire des pièces fourmillant de détails particulièrement évocateurs - et propres à faire se lamenter tous les Chiites qui les regardent; la trame du Taizé « les noces de Ghassem », par exemple, se résume en quelques lignes: Ghassem est le fils de Hassan, le frère aîné de Hussein, mort empoisonné peu après l’assassinat du calife Ali, leur père. Hassan avait toujours souhaité que Ghassem épouse sa cousine Fatima, la fille de Hussein; mais tous les deux sont encore des adolescents - Ghassem est aussi trop jeune pour participer au Djihad.
Sachant qu’ils vont tous mourir, Hussein ordonne de célébrer quand même le mariage. Pendant qu’Ali Akbar, le fils aîné de Hussein, défend le camp avec une seule main, on prépare le mariage: on apporte le “hejlé” (tente nuptiale) de la fiancée, on distribue des sucreries. Soudain le cheval d’Ali Akbar revient sans son cavalier: tout le monde comprend qu’Ali Akbar est mort. Ghassem disparaît à son tour sur le champ de bataille, et il revient avec un cortège portant le corps d’Ali Akbar. On voit donc sur la scène d’un côté, le “hejlé” de Fatima, et de l’autre le “hejlé” de deuil d’Ali Akbar, et l’on continue simultanément les préparatifs de mariage et de deuil, avec l’accompagnement musical adéquat. Le mariage est célébré, mais avant que les deux époux ne le consomment, Ghassem est rappelé sur le champ de bataille - et il est tué. Dans cette histoire déjà suffisamment tragique, les auteurs et metteurs en scène de Taizé insèrent une multitude de détails propres à émouvoir tous les spectateurs : le cri perçant que pousse Fatima en voyant réapparaître le chef de son frère, sans son cavalier; lorsque Ghassem prend congé de sa jeune épouse, qui reste une fiancée, Fatima lui demande: “comment te reconnaîtrai-je au jour du Jugement Dernier”? Et Ghassem répond : “à mon corps saignant de cent blessures”.
Quand au combat Ghassem tombe à terre et va être achevé par Shemr - celui qui tuera aussi Hussein - Ghassem exprime un dernier vœu : voir encore une fois le visage de sa bien aimée Fatima ; pendant quelques instants, pendant lesquels Ghassem délire, Shemr semble l’épargner, avant de l’achever enfin.



Pour les séance de Ta’zieh n’existe pas de livret, chacun des rôles d’une séance étant écrit sur une étroite feuille de papier que les acteurs tiennent dans la paume de la main. Il y a rarement des indications scéniques et l’index des rôles est gardé par le maître de cérémonie Ta’zieh gardan. Le texte est rédigé en vers dans le style épico-lyrique persan classique. Ce théâtre garde de ses origines zoroastriennes une forte empreinte manichéenne. Les bons, à savoir des martyrs, d’un côté, sont vêtus de la couleur verte, celle de l’islam ; et les méchants, les assassins, sont vêtus de rouge, symbole de cruauté. Le Ta’zieh est une forme de théâtre très populaire se jouant surtout pendant la décade sacrée du mois de Moharam. La tradition se transmet de manière orale dans les familles. Fréquemment, des jeunes gens et même des enfants jouent dans le Ta’zieh, faisant ainsi leur apprentissage. Un maître de cérémonie est garant du bon déroulement de la manifestation. Si dans certains villages le Taizé est toujours joué par de vrais amateurs - des villageois qui improvisent, une fois par an - dans d’autres villages et dans les grandes villes on recourt souvent à des « professionnels », en fait ce sont aussi des amateurs, qui exercent tous une autre profession : fonctionnaire, commerçant, etc, mais qui travaillent leur voix, et apprennent sérieusement leurs rôles. Les habitants du village de Bazargan préfèrent louer les services d’une troupe professionnelle. C’est cher. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux distribuer cette somme aux pauvres? “On en discute, la majorité pense que c’est mieux avec les professionnels, cela fait plus d’impression sur les croyants”.
Le public assiste aux représentations avec une ferveur particulière et ses pleurs dans le final de la représentation provoquent une véritable catharsis. Les séances du Ta’zieh sont de véritables rites communautaires fournissant un exutoire aux tensions psychosociales.


Les séances sont données dans un espace circulaire polyvalent. Processions, cortèges, combats se déroulent autour d’une plate-forme centrale, la scène, sakou. Les spectateurs sont autour de ces deux espace par terre ou sur les gradins hommes et femmes séparés mais se voyant. Les nobles et les notaires dans des loges. Décors et accessoires sont très réduits. Une branche d’arbre pour une palmeraie ; une bassine d’eau pour la présentation de la rivière l’Euphrate. La paille hachée est le sable du désert de Karbala.
Quelques tours à cheval autour du Sakkou représentent un long voyage, une pirouette sur soi signifie changement de temporalité ou d’interlocuteur ou les deux à la fois.       
Sur le plan vocal le Ta’zieh joue sur trois registres :
1 – Le maître de cérémonie, le Ta’zieh gardan ou mo’in al-bokâ, auxiliaire des larme, a une parole rare, spontanée et commune. Il donne des indications aux acteurs et aux musiciens, arrêt la musique ou la fait recommencer (trompettes, tambours et flûtes), il annonce et clôt la représentation. Son texte direct est totalement improvisé en fonction du moment et de la qualité de prestation des acteurs.
2 – Les bons, les martyrs, les saints chantent. Ils donnent leurs textes chantés dans les divers modes de la musique persane. Cette musique, qui comprend sept gammes heptatoniques ayant chacune son « humeur », permet de couvrir les divers registres émotionnels de leurs texte : plaint, accès de bravoure, pitié...  
3 – Les méchants déclament leur rôle avec une voix rauque et dans des postures très mélodramatiques. Ces personnages casqués, vêtus de cottes de mailles et portant épées et boucliers, se livrent à d’étonnants combats singuliers. Le texte est profondément rythmé, ou même scandé et exprime l’arrogance, la menace... En tant que personnage vêtu du rouge de l’opprobre, ils font appelle la pitié et allégeance sur soi-même avant de commettre le meurtre. Le phénomène du distanciation entre l’homme et le personnage typique de la symbolique théâtrale du Ta’zieh. En tant que l’homme, puisqu’ils sont le musulman croyant par excellence ; quand ils vont aux batailles ou quand ils tuent les imams ou les saints ; ils pleurent, ils se demandent pardon auprès du publique et au ciel. Les joueurs de Ta’zieh ne se prétendent pas en tant qu’acteurs mais Shabihs (sosies).      
Les trois modes vocaux s’entremêlent et, bien que le Ta’zieh soit aussi très corporel, ils forment la base de la représentation. La conjonction de ces trois modes vocaux crée une cohérence due à une tradition bien établie et acceptée par les actants et le public. Elle représente un code absolument non réaliste qui permet l’exaltation des sentiments. La musique instrumentale intervient dans les intermèdes.
La juxtaposition de ces trois modes d’émission sonore n’est pas seulement rendue possible par la convention. Elle est profondément liée à la structure même de la langue persane qui est très musicale et très rythmée. Il est en effet très aisé, en persan, de dire un poème puis, imperceptiblement, de passer du dire au déclamé en faisant ressortir les motifs rythmiques tout en amplifiant la voix. La poésie persane est faite pour être dite et non pour être lue à voix basse. En Iran, on ne dit jamais qu’un poète écrit des poèmes, mais plutôt qu’il « dit » des poèmes. Toute la littérature persane est destinée à l’énonciation et au chant. Le chant lyrique persan utilise toujours des poèmes de grands poètes.
Les acteurs du Ta’zieh demeurent fidèles à cette tradition culturelle. L’apprentissage du texte se fait par la musique. Il n’est pas rare qu’un acteur consulte son texte en cours de représentation. Cela ne choque aucun spectateur.
Les acteurs se spécialisent dans des rôles. Cette spécialisation se fait en fonction de leurs capacités vocales et de leurs physiques. Les rôles féminins sont joués par des hommes voilés ou de jeunes garçons. L’alliance du verbe et du chant, de la poésie et de la musique est un des piliers du Ta’zieh.
La performance de l’acteur/chanteur n’est jamais jugée sur des critères tels que la tessiture, comme il est courant en Occident. L’homme iranien appréciera un chanteur, certes pour sa connaissance des règles complexes de la musique persane, mais avant tout pour la qualité émotionnelle et expressive de sa voix. On dira en premier que la voix d’un tel a une âme. Et cela compte pour beaucoup. La technicité du Ta’zieh vient de là. Les chanteurs ont une âme. Et là, il n’y a pas que la technique qui compte, mais aussi la conviction. Elle est nécessairement présente car le Ta’zieh est un théâtre rituel et religieux.







 

L’existence des préludes, prologues ou drames indépendants comme « les noces de Ghassem », « Le Ta’zieh de Hallâj », « Le Derviche errant et le prophète Moïse » a pu donner naissance à un théâtre profane ; mais l’interdiction de Ta’zieh, l’influence de l’occident, perte de leurs mécénats, faire  reculer le Ta’zieh en zone rurale à des représentations semi professionnelles.
A l’époque de Safavides (1501-1722), qui ont instauré le chiisme comme religion officielle en Iran, le poète Vâez Kâshefi écrit son jardin des martyrs (Rozat al Shohda), lequel a servi de support littéraire aux manifestations du chagrin rituel (Rôzeh Khani). C’est à la même époque qu’ont lieu les immenses célébrations religieuses dans les rues des villes de l’empire Perse : Les processions de tableaux vivants endeuillées de l’Imam Hossein avec des chars. Pendant des heures défilaient d’immenses processions, avec des étendards (alams) et des oriflammes précédant chaque “compagnie” (heyat); des chameaux transportent les enfants captifs de Hussein; des chevaux richement ornés portent comme des reliques les armes des descendants du Prophète; il y avait même, parfois, des éléphants! Des chars transportent des cercueils, dans lesquels on voyait de très jeunes enfants qui faisaient le mort - les enfants de Hussein - et des trônes, censés représenter le trône de l’Imam Hussein. Des musiciens jouant de la flûte et des cymbales accompagnaient le cortège.
Le Ta’zieh est né de la rencontre entre ces « grandes cortèges de douleur » mis en scène par la ferveur populaire et les textes poétiques de Kâshefi dits avec un art consommé par les conteurs lettrés. Ces drames se structure peu à peu, d’abord représentés dans des lieux public, et puis aux théâtres circulaires que sont les tekieh ou hosseynieh construits à cet effet, imitant par leur structure l’encerclement de Karbala. C’est probablement à la fin du 17ème siècle, ou au début du 18ème, que ces processions ont donné naissance à un véritable art dramatique : peu à peu les tableaux vivants se sont multipliés, les scènes épiques - combats singuliers, ou véritables batailles - ont été perfectionnées, les personnages se sont individualisés, et finalement un véritable art de la mise en scène est né : les lieux où se déroule l’action ont été matérialisés par des objets plus ou moins symboliques et l’action a été rythmée par le jeu des musiciens, avec l’apparition d’un “suspense” et d’un climat profondément “dramatique”. Et surtout, de véritables dialogues ont été écrits par des auteurs consommés, travaillant souvent sur commande d’un grand seigneur ou du Chah lui-même: perdant un peu de la naïveté des élégies originales, ces dialogues deviennent de plus en plus sophistiqués, versifiés selon les canons de la poésie classique iranienne. Certains de ces poèmes sont d’une indéniable beauté.


Le Ta’zieh Sous la dynastie de Qâdjâr (1794 – 1925) prend une dimension extraordinaire et atteint son âge d’or. L'Occident redécouvre le Taizé. En 1787 William Francklin assiste à un des premières représentations connues de Taizé, à Chiraz. On peut dès lors parler d’un véritable art dramatique, qui émerveillera les diplomates et les grands voyageurs occidentaux comme Lady Sheil, le comte de Gobineau, et Samuel Benjamin.
Samuel Benjamin est à court de superlatifs pour décrire le “tekieh Dowlat” construit par Nasser Din Shah. De la loge royale, dont les murs sont couverts de précieux châles de cachemire, et le sol de merveilleux tapis persans, il découvre un immense théâtre circulaire “aussi vaste que l’amphithéâtre de Vérone”, d’environ 70 mètres de diamètre, coiffé d’une charpente s’élevant à 30 mètres au-dessus de la scène, à laquelle était suspendue une grande tenture, et des lustres géants supportant quelque cinq mille chandelles protégées des courants d’air par des verres coloriés. Mais ce qui éblouit encore plus l’envoyé américain, c’est le spectacle du public, surtout celui de milliers de femmes, au moins trois ou quatre mille, assises à l’orientale à même le sol légèrement incliné autour de la scène centrale pour permettre à tout le monde de suivre la représentation.



Avec l’arrivée au pouvoir de Reza Chah Pahlavi (1925) le Taizé perd le patronage officiel de la Cour: ce souverain autoritaire, qui prenait modèle sur Atatürk. Le Ta’zieh se réfugie alors dans les campagnes et il a été carrément interdit vers 1935. Au début des années 60 le Ta’zieh a été à nouveau toléré, avant d’être “redécouvert” par les responsables du Festival de Chiraz, qui ont organisé des représentations officielles juste avant la Révolution (1979). Après la Révolution, le nouveau régime islamique a d’abord fait preuve d’une certaine réticence à l’égard du Taizé : d’abord parce que, comme tous les pouvoirs, les nouvelles autorités de Téhéran n’aimaient pas que beaucoup de gens puissent se réunir sans êtres contrôlés.
Le Ta’zieh existait avant l’Islam aussi : on jouait déjà des pièces racontant l’histoire de Siavouch, un des héros légendaires, considéré comme un martyr.




ROUHÔZI

Au 16ème siècle, des troupes de comédiens et musiciens et danseurs avec leurs costumes et accessoires dans des malles se rendaient dans des maisons riches pour des improvisations des scènes comiques sur un canevas donné à l’occasion des mariages, des naissances, des circoncisions ou d’autre fête. Les troupes de comédiens à l’intérieur de ces maisons pour créer une scène et gagner de la place dans la cour, recouvraient le bassin d’eau au centre de la cour avec des planches de bois et de tapis, d’où le nom de ce théâtre en rond Ruhôzi ou Takht-e-Hozi qui veut dire (les planches sur le bassin).
Peter Brook dans son livre « Oublier le temps » en page 214 écrit « Le Ru’hozi, sorte de commedia dell’arte très vivante, dans laquelle de simples artisan et des boutiquiers – semblables à Bottom et à la troupe de travailleurs dans A Midsummer Night’s Dream – constituent de petites bandes qui se produisent dans les mariages ou pour tout autre événement réclamant une fête. Ces spectacles sont joyeusement obscène, chargés d’énergie physique et très axés sur l’actualité, s’adaptant directement aux réactions du public. » 


Au 18ème siècle, les religieux Shiite interdit aux femmes de se produire en danseuses et en comédiennes, de jeunes garçons les remplace « en travestis », ce qui créait beaucoup d’ambiguïté.  Le personnage principal de ce théâtre improvisé est un domestique noir (Siah) qui se maquille le visage en noir avec de la suie et de la graisse, un petit bonnet rouge sur la tête, avec un large pyjama multicolore et brillant. Il emploie un vocabulaire souvent indécent et grossier. Il utilise des mots crus pour lancer des critiques contre les riches, les dignitaires,  les mollahs et les défauts sociaux. Pour dire librement ces choses-là, il se fait passer pour « un pauvre nègre simplet et irresponsable ». Il se déplace en cadence à travers le plateau sur un rythme de percussions. Il a un maître riche, le hadji fortuné bien évidemment âgé qui a une femme et une fille, laquelle soupire après son prétendant.


Vers 1920 cause de popularité de ce théâtre, ces comédiens passent dans des salles où le public se tient sur les trois côtés et où un rideau de fond peint rapproche le tout du théâtre élisabéthain.
Brook en page 214 d’« Oublier le temps » dit : «  Une forme très particulière de Ru’hozi se jouait dans les quartier fermés des bordels de Téhéran, une espèce de ville à l’intérieur de la ville à laquelle on n’accédait que par un étroit passage qui traversait le quartier général de la police. (?!) Il y avait là des boutiques et même un théâtre où les acteurs se réunissaient chaque matin pour apprendre du directeur le thème choisi pour la journée. Puis, sur scène, ils improvisaient heure après heure, laissant le thème s’élaborer, évoluer, se polir lui-même à travers une chaîne de représentations, jusqu’à ce que, tard dans la nuit, jaillisse le dernier spectacle, le plus abouti. Le matin suivant apportait le point de départ d’un nouveau sujet. Les groupes jouaient à une vitesse et avec une invention stupéfiantes ; ayant nous-mêmes beaucoup travaillé sur cette forme-là, nous n’en étions que plus admiratifs. »


Il n’existe pas de texte écrit. Chaque comédien improvise autour d’une action déterminée. La trame d’une de leurs improvisations se résume en quelques lignes : Il était une fois un berger et un sultan qui avaient le teint mat et le même prénom: Ahmad. Le sultan Ahmad souffrait d’angoisse et de mélancolie. Pour le libérer de ses cauchemars, ses courtisans le conduisent au cœur de la forêt afin qu’il se baigne dans une source miraculeuse qui guérit tous les maux…
Au 19ème siècle ces pièces se moquaient sévèrement des mollahs. Au 20ème siècle, pour éviter les autorités, les pièces traitent des sujets pseudo historiques, mais avec un goût de critique sociale contemporaine dans le personnage principale du Siah ; celui-ci roule son maître, favorise les amants, fait le clown et donne une conclusion morale à la pièce. Il plaisante avec le public et il est accompagné de temps en temps par des musiciens. Au milieu de 20ème siècle un nouveau personnage surgit, se moquant des Iraniens occidentalisés, « fokoli » du français  « faux col ». Autour des années 30 la censure exigeait des textes, ce qui allait à l’encontre de l’esprit d’improvisation et, en outre, en limitait l’aspect critique.


« Plus encore que sa voix ce sont ses improvisations qui font qu’une bonne partie du public ne vient pas au Théâtre Nasr voir un spectacle mais revoir deux, trois, six fois Saadi Afshâr improviser dans les plages nombreuses que lui ménagent des intrigues jamais bien compliquées. Alors que dans la vie sa modestie et sa timidité font la paire, sur scène, roi du plateau, il ose. Comme les bouffons, Saadi interpelle les grands de ce monde, apostrophe Bush, se moque des mollahs récalcitrants, ironise à propos de la pollution de Téhéran, et ramène toute vieille histoire ou toute pièce du répertoire à hauteur du panier de la ménagère iranienne. Une sorte d’Arlequin et de chansonnier flegmatique»
(J-P Thibaudat, Libération, avant la venue du Siah bâzi au Festival d’automne en 1991)Femmes assistant au spectacle



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